LA MONTAGNE MAGIQUE
Il y a trois ans, on découvrait Anca Damian grâce à son second long-métrage, Le Voyage de M. Crulic, qui déjà empruntait au documentaire d’animation pour faire le portrait d’un homme exceptionnel, bien que « anonyme » aux yeux du monde (Monsieur Crulic est un Roumain de 33 ans mort d’une grève de la faim dans une prison polonaise en tentant de prouver qu’il était victime d’une grave erreur judiciaire – ce qui était le cas). Dans La Montagne magique, c’est le destin de Adam Jacek Winkler qui intéresse la réalisatrice, et on comprend pourquoi après avoir découvert ce récit passionnant de la vie de cet alpiniste polonais engagé de longues années en Afghanistan auprès du commandant Massoud contre l’envahisseur soviétique.
Tourbillon visuel
Une vie de combats et de protestations commencée en Pologne, poursuivie en France, et qui trouvera son idéal dans les montagnes afghanes, loin de tout confort, et sous la merci permanente des bombardements russes. La philosophie de vie de Winkler, idéaliste révolutionnaire, est un défi permanent lancé à la mort qui l’entoure, et qui frappe ses compagnons de lutte. De ce trait de caractère, la réalisatrice Anca Damian tire une force incroyable pour à son tour défier les règles du cinéma documentaire. Les réalisateurs qui s’emparent de l’animation pour raconter leurs histoires sont rares (on pense à Ari Folman et à son VVaallssee aavveecc Baacchhiirr, ou plus récemment au Jasmine du français Alain Ughetto), et ont leur propre style en terme d’animation.
Mise en scène protéiforme
Le style d’Anca Damian se reconnaît au fait qu’il est protéiforme, passant d’une technique d’animation à une autre, d’une scène à l’autre. Le Voyage de M. Crulic laissait déjà apparaître cette volonté d’employer diverses techniques d’animation. Une liberté créatrice qui rentrait en écho avec l’incarcération du personnage, et qui permettait aussi au spectateur de respirer au milieu d’un scénario suffoquant (la grève de la faim se terminant tragiquement). La Montagne magique est encore plus ambitieux de ce point de vue là, et sa réussite tient en partie dans sa faculté à renouveller en permanence son écriture visuelle, nous offrant un panorama large et saisissant de techniques d’animations artisanales pour la plupart : pointillisme, croquis, collages, cartons animés, détournements de photos et d’archives vidéo… Avec cette admirable réussite qui veut que pas une séquence ne soit cependant au dessus d’une autre.
Puissance et émotion
Pour qui ne connaît pas les travaux précédents d’Anca Damian, La Montagne magique fera assurément l’effet d’un choc. Quel plaisir de voir ainsi l’animation utilisée à des fins documentaires et ambitieuses, pour nous raconter qui plus est une histoire assez peu connue. Il souffle sur ce film un véritable vent de fraîcheur, mais aussi de folie. Avec la maîtrise nécessaire pour que le longmétrage reste dans une certaine sobriété, sobriété qui serait celle de la « vie et de l’oeuvre » de Winkler. Mais on ne peut rester insensible devant ce défilé de techniques d’animations qui fonctionne aussi comme un beau panorama artistique de la seconde moitié du vingtième siècle.
Anca Damian cinéaste passeur
Pour mieux toucher son spectateur, Anca Damian a également recourt à un joli artifice : la conversation en off entre Winkler (avec la voix du chanteur Miossec) et sa fille. Le premier retraçant les différentes étapes de sa vie à sa progéniture, lui donnant ainsi quelques tuyaux pour « survivre ». Comme si les deux personnages voyaient défiler la vie du premier en même temps que le spectateur. Cette intrusion sonore et intimiste rappelle que le film existe aussi sur la base de notes et croquis personnels de Winkler, que Damian a utilisé pour les besoins du film. Même si elle bien plus que cela, la cinéaste endosse le rôle de passeur, de témoin de l’histoire de Winkler. Une histoire qu’elle remet en scène à sa manière d’une artiste touche-à-tout qui n’en demeure pas moins appliquée à ne pas tricher avec la réalité.
C’est sans doute dans cet entre-deux (entre « l’histoire vraie » et le rendu protéiforme du film) que se joue la vraie valeur de La Montagne magique et du travail d’Anca Damian en général. La puissance et l’émotion qui se dégagent de ce récit sont magnifiées par l’emballement esthétique et un traitement artistique sans pareil aujourd’hui dans le paysage cinématographique. Si le documentaire d’animation, terriblement rare sur nos écrans, est une niche, découvrir son pouvoir de fascination par le cinéma d’Anca Damian serait un premier pas de fait vers sa reconnaissance. C’est tout le mal que l’on souhaite à ce très beau film.